BEATRICE GRAF, A L'ASSAUT DES PEAUX
Portrait. La batteure genevoise débarque en concert et en disques. Sur un instrument de garçon.

Arnaud Robert, Le Temps, vendredi 7 décembre 2007

Une cave sous l'Ilot 13. Elle vit à demi ici, dans cet atelier souterrain, voûté, encombré, au creux d'un quartier de Genève dont les loyers ne prennent pas l'ascenseur mais l'escalier. Béatrice Graf, sur sa batterie en kit - un set qui tient en une valise -, passe à tabac des boîtes de conserve et des tambours en peau d'Afrique. Elle collecte ce qui lui passe sous la pulpe, des colis postaux qu'elle gratte sévère, des tuyaux, une table d'écolier brésilien avec piano désaccordé. Elle rosse le monde depuis son cagibi, souvent sans baguette. «Je suis une batteure. Parce que batteuse, ça fait trop outillage agricole.» Quand Béatrice tournicote ses yeux de cachemire, on sait que le coup n'est pas loin.

Une petite légende de la scène suisse. Quelqu'un qu'on voit lorsque les projets ont de la gueule. Elle a inventé le concept Intercity, où des musiciens de différents cantons qui se connaissent sans se rencontrer finissent par improviser ensemble. «C'est aberrant, un si petit pays qui éloigne tant ses créateurs.» Graf grignote la Sarine. Depuis toujours, elle joue avec des ensembles zurichois, enregistre pour des labels allemands et se coltine les trains européens, avec juste ce qu'il faut dans sa malle pour ne pas se dévisser le dos. Le quotidien du jazzeur sur le Vieux Continent. Avec ceci de particulier, au tout départ, qu'elle s'est choisi un instrument de garçon. Maman la voulait accordéoniste, puis universitaire. Elle a fini à 16 ans par dévisager de trop près les rockeurs qui répétaient dans un local de la ferme familiale.

Enfant de paysan, oui, dans la prairie nyonnaise, celle d'avant l'épidémie immobilière. Orpheline de père, aussi, très tôt, trois sœurs et un petit frère qui se retrouvent à assurer le quotidien d'un domaine. «Nous étions des filles qui faisions un travail d'homme. J'enfilais mes habits d'écurie avant l'école. J'avais donc besoin d'un exutoire.» Béatrice se glisse dans les couloirs tout juste peints de l'AMR, à Genève, qui offre des cours d'instrument à qui ne craint pas de turbiner. Elle n'a pas le choix. Le soupçon est là, dans les yeux de ses collègues qui n'imaginent pas qu'une femme en jazz puisse s'autoriser d'autres conquêtes que le chant. «Je me souviens d'un stage, en Italie, avec l'Américain Peter Erskine. Les autres batteurs me dévisageaient. J'ai levé la main. Et je me suis lancée.» C'est son style. Ne pas se défiler. Elle qui, à 43 ans, mène tambour battu sa vie de mère (deux mômes), de productrice et d'artisan sonore.

«C'est une course de fond.» Celle du musicien en Suisse. Qui gère le service et l'après-vente. Béatrice Graf concocte des spectacles, se rapproche de l'art contemporain, elle devient de moins en moins batteure pour être femme-geste, dotée d'outils improbables. En janvier, elle dansera sur la scène de l'Arsenic. D'ici là, elle rameute sa valise dans le sillage d'une chanteuse, Hélène Corini, sous le nom parfait de 2 Ailes, dans une mise en scène de Dominique Ziegler. «On manipule des textes, on frotte, j'ouvre mon champ.» Cent projets, dont le quartette de femmes Four Roses et la plate-forme Quartier Lointain, où elle affine ses contorsions. Quand Béatrice s'assied sur son tabouret d'un pied, elle a des airs de boulangère qui malaxe, des poses de sculpteur. Pas un jeu féminin, mais tellurique. Son rythme a des accélérations cardiaques, des mystères et des pudeurs qui trahissent un certain génie de la faille. «Quand tu joues du jazz, même si je suis rock aussi, et que tu es une femme, tu portes le poids de la moitié de la planète. Alors, il est tentant d'en rajouter une couche.»

Elle élague, en réalité. Les batteurs qu'elle admire, même si elle n'a jamais couru les kiosques pour marchander Drum Magazine, sont tous des sortes de peintres. Jack DeJohnette qui lui a fait des compliments. «Il m'a dit: tu as l'esprit. Comme je ne parle pas l'anglais, je n'ai su lui répondre que you too, vous aussi. La honte.» Et puis Han Bennink, un frappadingue poète de Hollande, qui démonte ses fûts au milieu des concerts. Des batteurs qui sont partis, comme elle, du plus vieil instrument du monde pour en retourner à des lieux très intimes.

En concert. Avec 2 Ailes. Ve 7 décembre, 20h30. Théâtre de l'Echandole, Yverdon-les-Bains. http://www.2ailes.ch En disques. Avec Peter Schaerli Special Sextet, «Hot Peace» (Enja); 2 Ailes (Altri Suoni); Quartier Lointain, «Right Next Door» (Unit).

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